Interview de Monsieur Nicolas Sarkozy
Président de l’Union pour un Mouvement Populaire
Le Monde de l’Industrie
Jeudi 18 janvier 2007
Le Monde de l’Industrie : Pour les investisseurs, l’image de la France à l’étranger est pénalisée par la loi sur les 35 heures. Par ailleurs, nombreux sont les Français qui ne demandent qu’à travailler davantage pour gagner plus. Comment est-il possible de pallier cette situation contradictoire ? Peut-on donner à nos compatriotes qui souhaitent améliorer leur niveau de vie et progresser dans l’échelle sociale en consacrant plus de temps à leur travail, la possibilité de le faire ?
Le contresens absolu des 35 heures, c’est de n’avoir pas compris que le travail crée le travail et que l’activité appelle l’activité. Avec les 35 heures, nous avons freiné la création de richesses et renchéri incroyablement les coûts de production en France, au moment même où la compétition internationale est la plus vive. Il n’est pas étonnant, dans ce contexte, que le pouvoir d’achat progresse aussi peu. Au final, les 35 heures ont été payées par les salariés français au prix d’une rigueur salariale, dont nous ne sommes pas encore sortis.
Depuis 2002, les 35 heures ont été assouplies deux fois. Pour ma part, je crois qu’il nous faut vraiment en sortir. Mais, cela ne signifie pas qu’il faille revenir à 39 ou 40 heures pour tous. Ce serait faire la même erreur que le Parti socialiste, dont la candidate persévère puisqu’elle défend la « généralisation des 35 heures ». Notre réponse à la RTT, c’est la liberté, la liberté de travailler, la liberté de gagner plus, en travaillant plus.
Que certains salariés soient heureux à 35 heures et souhaitent y demeurer est parfaitement respectable. Mais effectivement, d’autres, des jeunes, des pères et des mères de famille, veulent pouvoir gagner plus en travaillant plus longtemps. Au nom de quoi devrait-on le leur interdire ?
Pour sortir des 35 heures, nous voulons une solution gagnant-gagnant : pour le salarié et pour l’entreprise. Nous proposons tout d’abord d’assouplir fortement le recours aux heures supplémentaires, tout en conservant les majorations de 25 et 50%. Surtout, nous proposons d’exonérer les heures supplémentaires de charges sociales et d’impôts, pour le patron comme pour le salarié. Concrètement, cela signifie une baisse de 25% du coût salarial horaire, ce qui incitera les entreprises à multiplier les heures supplémentaires. Pour le salarié au SMIC qui effectue 4 heures de plus par semaine, cela signifie un gain de 17% sur sa feuille de paye. J’ajoute que le même mécanisme doit s’appliquer au rachat de journées de RTT.
Le Monde de l’Industrie : Comme vous le rappelez dans votre livre « Témoignage », la délocalisation des capitaux est un autre point qui pénalise l’industrie française à la grande satisfaction de nos voisins étrangers et aussi européens. Comment peut-on attirer à nouveau les investisseurs nationaux dans notre pays et leur redonner confiance ?
Lorsque je constate que tous les sportifs, les artistes, les créateurs, les entrepreneurs partent, en Suisse, en Belgique, au Luxembourg, à Monaco, ma réaction personnelle n’est pas de me dire que ce sont eux qui ont tort, ni qu’ils sont de mauvais Français. Ma réaction est de me demander pourquoi notre pays met tant d’application à faire fuir tous ceux qui réussissent et créent des richesses dont toute la collectivité profite. Dans ces conditions, il n’y a rien d’étonnant, hélas, à ce qu’il n’existe pas en France assez d’investisseurs providentiels, pour stimuler la création d’entreprises nouvelles.
Pour redonner confiance aux investisseurs, comme vous le dites, il faut d’abord réconcilier la France avec la réussite. Or, au-delà de notre culture collective, nous savons que l’une des difficultés concrètes est fiscale, bien entendu. C’est pour cela que j’ai, par exemple, toujours défendu, l’idée d’un bouclier fiscal qui limite à un pourcentage donné les prélèvements qui peuvent s’accumuler, une année donnée, sur le revenu d’un même contribuable.
Le Monde de l’Industrie : Dans votre livre, vous évoquez également les problèmes de trésorerie du Groupe Alsthom pour lequel vous êtes intervenu avec succès. A côté d’une multinationale comme Alsthom qui, il est vrai, représente plusieurs dizaines de milliers d’emplois, il existe une multitude de PME/PMI parfaitement viables qui ont aussi à faire face à des problèmes de trésorerie. Comment résoudre ce problème ? N’y a-t-il pas moyen d’inciter les banques à assurer leur travail sans faire appel à votre intervention ?
J’ai décidé que l’Etat soutiendrait temporairement Alstom car cette grande entreprise française, très implantée dans certaines régions industrielles françaises, riche de savoir-faire absolument stratégiques dans le ferroviaire ou dans les turbines, était très sérieusement menacée de démantèlement. Malgré les accusations d’interventionnisme, l’entreprise, ses salariés et ses technologies ont finalement été sauvés et l’Etat a même réalisé une belle plus-value au passage. Au-delà des spécificités de ce dossier, ce que démontre Alstom a mes yeux c’est qu’il n’y a jamais de fatalité en matière économique. Ce qui compte pour un pragmatique comme moi, c’est que notre pays se dote d’une politique économique efficace, c’est à-dire qui permet la plus large création de richesses pour tous.
Aujourd’hui, le cadre économique général qui est offert aux PME/PMI françaises ne leur permet pas de connaître un développement optimal. La profitabilité de ces petites entreprises françaises est 30% inférieure à celle de leurs concurrentes allemandes, anglaises ou américaines. J’y vois, pour ma part, la double conséquence de l’« impôt réglementaire » et des prélèvements obligatoires très élevés qui pèsent en France, sur le travail et sur la production.
Mais, au-delà de la rentabilité, vous avez raison, les relations économiques actuelles entre entreprises font peser un poids très lourd sur la trésorerie des PME. Cela passe principalement au travers de délais de paiement excessifs, en comparaison de ce qui se pratique à l’étranger. De mon point de vue, la solution est moins d’amener les banques à accompagner l’explosion des besoins en fonds de roulement que de revenir à la raison sur les délais de règlement. Dans cette perspective, il appartient, d’une part, au secteur public de montrer l’exemple en réduisant fortement ses propres délais et, d’autre part, de faire respecter, par des contrôles adaptés de la DGCCRF, les dispositions légales existantes qui prévoient l’application d’intérêts de retard.
Le Monde de l’Industrie : Pour connaître les difficultés et les aspirations des « gazelles », ces PME/PMI qui génèrent de la croissance dans notre pays, le ministère des PME, du Commerce, de l’Artisanat et des Professions Libérales a récemment interrogé directement ces entrepreneurs. Plus de 600 « gazelles » ont répondu à cette enquête. Lorsqu’on leur pose la question : « quelle principale difficulté rencontrez-vous ? », elles répondent en premier pour 36 % d’entre elles : « trouver des collaborateurs efficaces ». Comment rapprocher nos filières de formation des véritables besoins de nos industriels ?
Ce que vous indiquez là constitue l’un des échecs les plus choquants de notre système scolaire. D’un côté, plus de 150 000 jeunes sortent chaque année de nos établissements d’enseignement sans la moindre formation à valoriser sur le marché du travail. On pourrait aussi ajouter tous ceux qui, quoique entrés à l’université, soit la quittent sans aucun diplôme du supérieur, soit se retrouvent dans des filières sans débouché professionnel. Et d’un autre côté, le manque de compétences et de collaborateurs bride totalement le développement de certains secteurs : c’est vrai du BTP, c’est vrai d’une partie de l’industrie et de plus en plus d’activités très pointues et innovantes. Cette situation est absolument inacceptable. Les solutions me semblent relever d’une meilleure orientation, mais aussi d’une offre de formation plus complète.
L’orientation des élèves devra être renforcée à tous les niveaux du cursus scolaire, par la création d’un véritable service public de l’orientation. Il devra contribuer notamment à valoriser l’entreprise et les métiers auprès des élèves, afin de poursuivre le développement de l’enseignement professionnel et technique, mais aussi des cursus fondés sur l’alternance. Ces filières ont fait la preuve de leur capacité à former des jeunes adaptés au besoin des entreprises et qui trouvent donc rapidement leur place sur le marché du travail.
Parallèlement, nous créerons des universités des métiers, c’est-à-dire des établissements d’excellence dans des secteurs plus manuels ou plus techniques, mais qui jouent aussi un rôle déterminant dans notre économie : par exemple, le jeu vidéo, les métiers d’art, la gastronomie, la construction navale, le film d’animation et beaucoup d’autres domaines encore. Parce qu’il n’y a pas de raison que certaines filières professionnelles ou technologiques n’aient pas, elles aussi, des « grandes écoles » dans leur domaine.
Le Monde de l’Industrie : Toujours dans la même enquête, la gestion des formalités administratives est également perçue comme une réelle difficulté. Quels moyens peut-on envisager pour simplifier ces formalités ?
J’évoquais tout à l’heure l’« impôt réglementaire » que constituent les contraintes et les normes de toute nature pesant sur nos entreprises. Cette charge pénalise effectivement toutes nos entreprises, mais touche plus durement encore les plus petites d’entre elles. Je suis convaincu que le chantier de la simplification administrative doit réellement changer de dimension. Il nous faut nous fixer dorénavant des objectifs extrêmement concrets. Cela passe par la limitation très stricte du temps nécessaire au renseignement des formulaires, par la simplification effective de la feuille de paye des salariés français, et par la réorganisation de l’ensemble des relations entre l’Etat et les entreprises dans une logique de « guichet unique ».
Je veux que nos grandes administrations deviennent de véritables partenaires de la réussite des entreprises. Il faut mettre un terme à la logique de défiance qui existe à l’égard des PME. Je le dis franchement : il est injuste que l’Administration traite à la même enseigne la grande majorité des entreprises de bonne foi et l’infime minorité de celles qui trichent sciemment. L’Administration ne peut plus se cantonner dans un pur rôle de contrôle et de sanction vis à vis d’entreprises toutes supposées fraudeuses. Pour opérer ce bouleversement dans nos habitudes, il est nécessaire que ces administrations, et leurs agents, soient demain évaluées sur leur capacité à rendre à tous un service de qualité, sur la rapidité des réponses données aux entreprises, et non plus sur le seul montant des redressements opérés ou sur les procès-verbaux dressés.
Le Monde de l’Industrie : Beaucoup de voix se sont élevées cette année pour fustiger le manque de grands projets nationaux de recherche. Pouvez-vous développer votre programme sur la politique future de la recherche dans notre pays ? Envisagez-vous, par exemple, de soutenir certains projets comme ceux exposés dans le « Livre Blanc » proposé par les industriels de l’électronique et susceptibles de relancer cette filière stratégique particulièrement éprouvée par les récentes délocalisations ?
L’effort de recherche français total est aujourd’hui tout à fait insuffisant pour maintenir notre Nation à l’avant-garde de la science et des technologies. Il en va de l’excellence de la France dans les grands domaines scientifiques mais aussi de notre capacité de recherche appliquée et d’innovation industrielle. Dans les cinq années à venir, nous souhaitons renforcer cet engagement national en faveur de la recherche, en accroissant de 40% les moyens financiers mis à disposition.
Mais avant tout, c’est de rendre la dépense en matière de recherche plus efficace qu’il s’agit, ce qui passe par le développement d’un financement de la recherche par projets et non plus dans une logique de structures. Demain, les moyens publics et privés doivent être mobilisés sur des projets précis et évalués de manière indépendante. Il y a donc pour nous une place essentielle à réserver à de grands projets de recherche scientifique et technologique, tant au niveau national qu’au niveau européen, où il est possible de mutualiser une masse encore plus importante de moyens, à l’instar de ce qui est fait aujourd’hui avec Galileo. Les champs des nouvelles technologies de l’information, mais aussi de l’énergie sont, à cet égard, tout à fait prioritaires.
Sur le terrain de l’innovation industrielle, c’est aussi la démarche d’un financement par projets qui prévaut déjà dans les pôles de compétitivité que j’ai mis en place à travers l’ensemble de notre pays. Dans ces pôles, il s’agit, je le rappelle, de rapprocher les industriels et les chercheurs, afin de favoriser une R&D gagnante. Cela commence à marcher et si le succès se confirme, la France prendra là un tournant décisif pour son avenir industriel.
Le Monde de l’Industrie : La France est depuis longtemps une nation leader dans le domaine du nucléaire. Quelle est votre position concernant la construction des nouveaux ERP (European Pressurized Reactor) et, à plus long terme, des réacteurs nucléaires de quatrième génération ?
L’énergie nucléaire confère un véritable avantage comparatif incontestable à notre pays. C’est tout d’abord une filière industrielle d’excellence qui emploie des dizaines de milliers de salariés français. De plus, depuis des décennies, le parc nucléaire français nous garantit une très grande sécurité dans nos approvisionnements énergétiques. Alors que l’énergie devient rare, il s’agit d’un atout majeur pour la France et ses partenaires européens.
Enfin, même si le stockage des déchets nucléaires ultimes est contraignant, c’est grâce à l’énergie nucléaire que la France émet par habitant 21% de gaz à effet de serre de moins que la moyenne mondiale. Pour toutes ces raisons, nous devons maintenir et renouveler notre parc nucléaire. C’est tout l’enjeu de la nouvelle génération de centrales EPR (dits de 3ème génération) qui devront être développées et implantées dans notre pays. Cet engagement est capital pour nous, mais il ne nous empêche pas d’être très exigeants quant au droit à l’information des Français sur les risques nucléaires et sur les politiques destinées à les prévenir.
Confiante dans la place incontournable que tient l’énergie nucléaire dans notre production électrique, la France entend s’engager fortement, dès à présent, dans la recherche sur les réacteurs nucléaires de 4ème génération, avec pour objectif de toujours mieux concilier demain cette énergie avec les exigences du développement durable.
Le Monde de l’Industrie : A l’heure où l’industrie mondiale est en pleine mutation, le modèle français connaît une grave crise. Si vous êtes élu, quelle sera concrètement votre action pour relancer l’activité industrielle de notre pays ?
Le 18 décembre dernier, je me suis rendu dans les Ardennes, un territoire industriel depuis des siècles qui a vécu toutes les mutations de notre industrie, pour délivrer aux Français un message très simple : l’industrie en France n’est pas finie. Car l’industrie a partie liée avec la puissance économique de notre pays. Le choix est donc très simple.
Soit, nous refusons le combat pour l’innovation car nous ne sommes pas capables de réformer nos centres de recherche ou de faire fonctionner nos pôles de compétitivité, soit nous sommes incapables de réduire les prélèvements pesant sur la production, soit nous refusons d’engager notre système scolaire dans une démarche de performance et d’accorder la moindre souplesse à nos entreprises, alors le très grand nombre de nos industries et même de nos services, ouverts à la concurrence internationale, risquent de disparaître et c’est à une croissance molle et durablement atone qu’il faut se préparer.
Soit nous parvenons à refaire de notre pays un des espaces les plus propices à la création de richesses, soit nous relançons l’innovation, soit nous enrichissons le capital humain que constituent les salariés de notre pays, soit nous permettons ainsi aux activités industrielles de monter en gamme, de se moderniser et de reconquérir des parts de marché, et nous avons alors la perspective de susciter une croissance forte, durable et riche en emplois.
Face à la mondialisation, je l’ai toujours dit, notre destin est entre nos mains. J’ajoute, cependant, que nous aurons besoin de l’Europe pour remporter ce combat, mais d’une Europe qui tienne aussi ses promesses de prospérité collective et de protection. Il serait illusoire d’imaginer que nos efforts porteront leurs fruits si nous continuons à nous battre dans un monde où les blocs économiques ne jouent pas avec les mêmes règles. Je refuse le protectionnisme mais je ne veux pas être naïf et j’attends un minimum de réciprocité dans l’application de règles sociales ou environnementales. J’entends que l’Europe soit demain un véritable espace commun de développement économique.