Justice : pas de pouvoir sans responsabilité !


Interview de Nicolas Sarkozy – Ministre d’Etat, de l’Intérieur et de l’Aménagement du Territoire – Président de l’UMP – Revue Dalloz

Monsieur le ministre d’Etat, vos récentes déclarations sur la nécessaire responsabilité des magistrats, après la malheureuse «affaire Crémel», ont suscité beaucoup de réactions dans les milieux judiciaires…

Le premier devoir d’un homme politique n’est pas de chercher à plaire à tout le monde, en évitant de faire des vagues, mais de parler des vrais problèmes, de ceux qui font débat parce qu’ils préoccupent et inquiètent l’opinion. Un responsable politique digne de ce nom doit mettre toute son énergie à essayer d’apporter les meilleures réponses possibles aux problèmes que rencontrent ses concitoyens. Pour cela il ne faut pas contourner les obstacles, il faut avoir le courage de les affronter. On ne règle jamais rien en fermant les yeux. La question de la responsabilité des magistrats est l’un de ces débats essentiels qu’on a trop longtemps esquivés. Je vous remercie de me donner l’occasion de préciser un peu le fond de ma pensée. Mes propos ont pu choquer, j’en suis conscient. Ceux qui me connaissent savent pourtant très bien que mon intention n’a jamais été de faire le procès des juges. Je m’adresse, aujourd’hui, grâce à vous, à un public de lecteurs très avertis, de professionnels du droit et de la justice. Je n’ai donc pas besoin de préciser que je suis tout à fait conscient des conditions de plus en plus difficiles dans lesquelles les magistrats doivent exercer leur métier: engorgement des juridictions, instabilité croissante du droit et complexification de la procédure. Toutes les questions doivent d’ailleurs être posées, y compris l’insuffisance des moyens attribués au fonctionnement de la justice. Plus fondamentalement, je pense que le débat sur la responsabilité des magistrats est indissociable de celui sur la modernité et la vitalité de notre démocratie. La place majeure du Juge dans notre société n’a pas, selon moi, été vraiment analysée. Nous n’en avons pas réellement tiré toutes les conséquences. Cette montée en puissance de la figure du juge n’est pas un hasard de l’Histoire. Elle correspond à une attente très forte de la part de nos concitoyens. La justice est sans aucun doute un glaive qui tranche les différends, mais elle est surtout un bouclier qui protège et qui répare. Lorsque j’étais jeune étudiant en droit, j’avais appris que la Constitution de la Ve République avait institué une autorité judiciaire et non un véritable pouvoir. Ce qui était vrai en 1958 ne l’est plus en 2005. La justice est aujourd’hui un Pouvoir, au même titre que l’exécutif ou le législatif et on doit lui appliquer les mêmes règles: «pas de pouvoir sans responsabilité »! Encadrer le pouvoir des juges n’est pas porter atteinte à leur indépendance, bien au contraire. Ouvrir le débat de la responsabilité des magistrats, c’est leur permettre de jouer pleinement leur rôle, en confortant l’institution qu’ils incarnent et par là même notre démocratie.

A vous entendre, les magistrats en France seraient irresponsables de leurs actes. Ils sont pourtant soumis à différents régimes de responsabilité…

Vous comprenez bien, à la suite de mes propos, que les Français ne peuvent se satisfaire du régime actuel de responsabilité des magistrats. Je sais que différents textes prévoient déjà un certain nombre de garde-fous, que ce soit sur le plan pénal, civil ou disciplinaire. Mais soyons honnêtes, si depuis plusieurs années le thème de la responsabilité des magistrats revient régulièrement sur le devant de la scène, c’est bien qu’il y a un problème lancinant auquel on n’a pas su répondre, vous ne croyez pas? Les erreurs judiciaires, les affaires mettant en cause le bon fonctionnement du service public de la justice ne sont pas le fruit de l’imagination des journalistes. On ne peut pas se contenter de jeter un voile pudique sur elles. Ce serait trahir la confiance des Français et desservir la justice elle-même. Quand vous me dites qu’il existe déjà tout un arsenal de règles définissant la responsabilité des magistrats, je vous réponds qu’elles ne sont pas à la mesure de la place qu’ils occupent et du rôle qui est le leur aujourd’hui dans notre société. Les juges sont comme n’importe quel individu pénalement responsables de leurs actes? C’est bien la moindre des choses, il ne manquerait plus qu’ils ne le soient pas ! Parlons ensuite de la responsabilité disciplinaire des magistrats. Savez-vous, au juste, combien de décisions ont été rendues par le Conseil supérieur de la magistrature pour l’année 2003-2004? Très exactement onze: huit par la formation du siège et trois par celle du parquet. Ce chiffre me semble à première vue très faible. Je doute de l’efficacité de ces procédures disciplinaires car je suis un réaliste: les juges sont des hommes, avec leurs faiblesses et leurs passions. Rien de ce qui est humain ne leur est étranger. J’entends dire qu’il ne tiendrait qu’au garde des Sceaux, ainsi qu’aux chefs de cours, de donner une certaine effectivité à ce régime de responsabilité. Dont acte. Invitons-les à exercer pleinement leurs prérogatives. Quant au régime de responsabilité civile, il est complètement à revoir, ce n’est un secret pour personne. La faute personnelle du magistrat qui engage la responsabilité du service public de la justice n’est presque jamais reconnue et quand elle l’est, l’Etat, alors qu’il en a la possibilité, ne se retourne pas contre lui. Depuis l’ordonnance statutaire du 22 décembre 1958, pas une seule action récursoire n’a été engagée. Ne peut-on pas d’ores et déjà imaginer de passer à un régime plus souple, c’est-à-dire de faute simple, pour engager la responsabilité du service public de la justice? De la même façon, ne peut-on pas prévoir l’engagement automatique de l’action récursoire contre les magistrats qui auraient commis une faute lourde? Il y a, en la matière, vraiment beaucoup de perspectives d’amélioration. En affirmant qu’il faut repenser le régime de la responsabilité des juges, je ne souhaite pas lancer un débat politicien opposant la droite et la gauche. Plusieurs personnalités de l’actuelle opposition ont d’ailleurs pris, il y a quelques années, des positions très claires sur le sujet. Aujourd’hui encore, des députés socialistes m’ont apporté publiquement leur soutien. C’est un problème de fond qui transcende les appartenances des uns et des autres.

Quand on lit vos déclarations et quand on vous écoute, on a l’impression que vous ne limitez pas la question de la responsabilité des magistrats aux seuls dysfonctionnements du service public de la justice ou aux fautes disciplinaires. Pensez-vous que l’on doive aller jusqu’à introduire une responsabilité des juges dans le cadre de leur activité juridictionnelle ?

Je n’ai pas la prétention d’avoir la réponse à toutes les questions qui se posent. Au risque de vous décevoir, je n’ai pas dans mon tiroir une réforme clé en mains. Ce sujet est de toute façon beaucoup trop important pour que l’on prétende le traiter définitivement sur un coin de table. Bien sûr, j’ai quelques idées. A mon sens, la première étape, indispensable, a déjà été atteinte: il fallait lancer le débat, c’est ce que j’ai fait. Alors, j’entends dire ici ou là que j’ai eu tort parce que j’ai commenté une décision revêtue de l’autorité de la chose jugée. Ce n’est pas dans les pages d’une revue aussi ancienne et prestigieuse que la vôtre que je vais expliquer toute l’importance des commentaires d’arrêt ! J’irai même plus loin : si des écrivains et des hommes politiques n’avaient pas décidé, à la fin du XIXe siècle, de remettre en cause l’autorité de la chose jugée, Dreyfus n’aurait été ni gracié, ni réhabilité. Il faut savoir rompre avec la pensée unique. Après l’étape de la prise de conscience, en vient une seconde que j’appelle de mes voeux: celle de la réflexion. Compte tenu des dernières prises de position des uns et des autres, je suis sûr qu’elle sera particulièrement riche. En tous cas, il y a quelque chose que je n’accepte pas, c’est que l’on s’empêche d’agir en trouvant en permanence des excuses pour ne rien faire. Qu’on ne me dise pas, par exemple, que les juges ne peuvent être responsables de leurs fautes, même quand elles sont lourdes de conséquences, parce que l’acte de juger n’est pas un fait quelconque, eh bien ça je ne peux l’accepter! C’est pour moi l’exemple même de la mauvaise raison! Que faut-il dire, alors, des autres métiers à risque? Les juges font un pari sur l’humain? Soit. Et le médecin, que fait-il? Est-ce qu’on trouverait normal qu’un chirurgien qui tue son patient ou le handicape gravement en commettant une faute professionnelle, une erreur manifeste d’appréciation, ne soit pas justiciable de ses actes ? La loi reconnaît au juge une totale liberté d’appréciation, ce qui est très bien. Mais il doit peut-être prendre un peu plus conscience des conséquences potentiellement lourdes et parfois irréversibles de ses décisions. Même si les juges sont indépendants dans l’exercice de leurs fonctions, ce que personne ne peut contester sérieusement, ils n’en sont pas moins tenus de respecter un ensemble de devoirs et d’obligations, à la fois morales et professionnelles. Est-il besoin de rappeler que l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme affirme expressément que tout citoyen peut demander des comptes à chaque agent public?

Regardez ce qui se passe hors de nos frontières. C’est un réflexe important à prendre: quand on rencontre un problème, il y a de grandes chances pour qu’il se soit posé, à peu près dans les mêmes termes, ailleurs. Je crois qu’aujourd’hui on ne peut plus vivre en autarcie. Les Français voyagent, ils voient ce qui se passe dans le monde, notamment chez leurs voisins européens et comparent. On ne peut pas leur faire croire n’importe quoi. Prenons le cas de la Belgique, par exemple. A moins de deux heures de TGV de Paris, on pratique un système de responsabilité personnelle des magistrats pour leurs actes juridictionnels et il n’y a même pas eu besoin d’une loi pour cela! La Cour de cassation belge a décidé en 1991 de traiter les juges comme tout un chacun et de les soumettre au droit commun de la responsabilité civile. Là-bas, les juges sont personnellement responsables de leurs fautes, c’est-à-dire de celles que n’aurait pas faites un «bon juge». Je ne dis pas que c’est le meilleur système qui soit, mais c’est important de savoir ce que font nos voisins et comparer nos systèmes pour les rendre meilleurs. Il y a également une réflexion de fond à mener sur le CSM. Sa réforme constitue sans doute un passage obligé. Dès l’instant où l’on prend conscience du rôle central du pouvoir judiciaire, s’affirme parallèlement la nécessité d’augmenter la transparence des procédures de nomination, d’avancement, d’impartialité et de responsabilité des magistrats. Or, seul un CSM réformé, plus ouvert et mieux armé peut jouer ce rôle indispensable de gardien du temple. J’insiste sur l’ouverture, parce que je crois important de rompre l’isolement de la justice au sein de la société. Cela signifie qu’il peut être opportun d’élargir la composition du CSM et surtout de revoir les modalités de sa saisine. Là encore, nous devons nous interroger: que font les autres démocraties? En Angleterre, au Pays de Galles, au Danemark ou bien encore au Canada, les citoyens justiciables peuvent saisir l’instance disciplinaire des magistrats. Le Canada est l’exemple le plus abouti: tout citoyen peut écrire au Conseil canadien de la magistrature pour déposer une réclamation contre un juge fédéral. Cette plainte fait l’objet d’une étude et, si les faits semblent sérieux, d’une enquête approfondie. Il est vrai que la procédure est facilitée par l’existence d’un code de déontologie qui définit très précisément les devoirs et les obligations des magistrats canadiens. Comme vous pouvez le constater, ce ne sont pas les modèles qui manquent. Il reste à proposer aux Français le meilleur système, celui qui limitera les risques d’erreurs judiciaires et qui assurera un juste dédommagement à celles et ceux qui en sont malheureusement victimes.