Interview paru dans le journal les Échos


Intervention de M. Nicolas SARKOZY ministre d’État, ministre de l’Économie, des finances et de l’industrie Interview paru dans le journal les Échos le mercredi 23 juin 2004. Propos recueillis par Nicolas Beytout, Françoise Fressoz, Andrew Gowers (Financial Times), Jean-Francis Pecresse.

Le changement de statut d’EDF va être voté à l’Assemblée nationale mais beaucoup vous reprochent d’avoir trop lâché à la CGT qui continue ses actions. Que leur répondez vous ?

Il y a tant de réformes « parfaites » qui n’ont jamais vu le jour. Je constate que les trains circulent, que l’économie fonctionne, qu’il n’y a que 3,5 % du personnel en grève et hormis l’attitude regrettable d’une minorité à Saint-Lazare, qu’aucune action brutale n’est à déplorer. Arrêtons de dramatiser ! Ma feuille de route était de préparer EDF à affronter la concurrence en changeant son statut et en supprimant la garantie automatique de l’État. Ce sera fait. Je n’ai en revanche pas été mandaté pour remettre en cause l’histoire sociale de l’entreprise. Je ne vois d’ailleurs pas ce que cela aurait apporté. EDF vit sa vie, elle aura les moyens financiers de faire face à la concurrence, nous verrons, le moment venu, si nous devons lui donner de nouveaux moyens en ouvrant son capital. J’estime qu’avoir fait cela sans drame, ce n’est pas rien. EDF n’est pas un petit symbole. Les cartons des ministères sont plein de réformes qui n’ont pu être menées à bien parce qu’elles étaient trop brutales. Il y a deux mois et demi quand j’ai pris le dossier, qui aurait pris le pari que le changement de statut serait voté aussi vite ?

Pour réformer il faut éviter de heurter ?

J’ai vieilli, j’ai mûri, j’ai compris. Pour réformer, il ne faut pas agir à la hache mais être capable de créer un mouvement continu qui soit compris, ambitieux et ininterrompu. Les sociétés archaïques fonctionnaient par ruptures. La société moderne a, elle, besoin d’un mouvement perpétuel d’adaptation. Il ne faut pas concevoir les réformes comme des séquences successives mais agir sur plusieurs fronts à la fois et décider vite. J’ajoute qu’il serait paradoxal de réclamer davantage de dialogue social et de me reprocher d’avoir su le mettre en œuvre.

Comment jugez- vous à cet aune la réforme de l’assurance maladie ?

Cette réforme n’était pas facile et je me garderai bien de critiquer ce que font les autres ministres. Je crois notamment à la modernité d’une franchise, d’un forfait, demandés au patient. C’est la seule façon de le responsabiliser. J’ai beaucoup milité pour que le gouvernement en retienne le principe, j’ai aussi plaidé pour qu’il n’y ait pas d’augmentation généralisée de la CSG car cela aurait risqué de casser la croissance. L’idée de la franchise est pleinement admise dans l’assurance. Je suis certain qu’elle se développera dans l’avenir. L’essentiel était bien que le principe en soit retenu.. Et en cas de retour des comptes à l’équilibre, il faudra rendre aux Français le produit de leurs efforts par une diminution de ces mêmes franchises.

Cette réforme suffira-t-elle pour que la France tienne ses engagements européens ?

La France a pris par la voix de sa plus haute autorité, le Président de la République, trois engagements : revenir à moins de 3 % de déficit, respecter le critère des 60 % de dette publique et stabiliser la dépense sur la durée de la législature. C’est ce dernier point qui est le plus important. Ne pas respecter les 3 % est ennuyeux mais il peut y avoir à cela des facteurs exogènes. En revanche, ne pas maintenir les dépenses, à un niveau zéro d’augmentation cela serait plus grave parce que cela dépend de facteurs exclusivement de nous même. Faire 0 % de progression des dépenses en valeur est un signe de vertu budgétaire beaucoup plus important que le seul respect des 3 % de déficit.

Mais ça ne porte que sur l’État, c’est-à-dire sur 40 % de la dépense publique. Que faire pour les dépenses sociales et celles des collectivités locales ?

Je déposerai à l’automne un projet de loi organique pour dire aux Français : voilà ce que nous ferons des surplus de la croissance. Il s’agira de fixer un principe selon lequel si la croissance dépasse un taux défini à l’avance, autour de 2,5 points, et génère donc plus de recettes fiscales que prévu, les deux tiers de ces recettes supplémentaires seront affectées au désendettement de la France et le tiers restant à des dépenses d’investissement pour l’avenir. C’est extrêmement important. On évitera ainsi l’épisode calamiteux de la cagnotte : un pays qui avait 850 milliards d’euros d’endettement s’est déchiré pour savoir ce qu’il devait faire de 3 milliards d’euros de recettes ! Je proposerai également, sur la base du volontariat, qu’une fois par an les responsables de l’État, de la Sécurité sociale et des collectivités locales débattent ensemble de règles de bonne gestion et d’équilibre. Ce sera pédagogique, car les principaux responsables des comptes publics devront dire devant le pays quelles sont leurs intentions. Nous avons 22 % de dépenses de plus que de recettes. Et quand j’affirme que l’on doit stabiliser la dépense, on me dit que je suis trop rigoureux ! Cette polémique est proprement dérisoire.

Comment convaincre les ministres, en particulier les plus gourmands, que c’est de la bonne gestion ?

D’abord il y a un problème de répartition et de commandement des administrations. En Espagne, en Allemagne, en Grande Bretagne, il y a entre quinze et vingt ministres. En France, près de quarante-cinq… ce qui ne signifie pas qu’il y a 45 budgets. Il n’y en a qu’un seul, celui de la France. Par ailleurs, j’observe que les “ lettres cibles ” que j’ai adressées avec D. BUSSEREAU n’ont pas suscité les mêmes réactions que la régulation budgétaire. C’est le signe d’une prise de conscience… J’ai été nommé ministre des Finances pour gérer sérieusement les finances de la France. J’ai bien l’intention de le faire, sans esprit partisan mais également sans faiblesse.

Y-a-t-il des sanctuaires ?

Le seul sanctuaire, c’est la budget de la France. A partir de là, chacun doit faire des efforts, dans le respect des priorités. Et celles-ci doivent être limitées, sinon ce ne sont plus des priorités. L’effort sur la recherche est par exemple incontournable. Et il y a les engagements pris par le Président de la République et le Premier ministre, comme les mesures en faveur de la restauration et de l’hôtellerie. La négociation que j’ai conduite fait que nous avons obtenu de la profession qu’elle renonce au Smic hôtelier, qui était notoirement bas, en échange de la prime à l’emploi. Déblocage des fonds de participation, donations défiscalisées de 20 000 euros, déduction des intérêts des prêts à la consommation : toutes les mesures que j’ai proposées visent à remettre du pouvoir d’achat dans la machine économique, car je suis convaincu que le grand enjeu des mois qui viennent, c’est le soutien à la demande. Dans la distribution, nous avons obtenu une baisse des prix sur 4 000 produits de grande consommation. C’est une année d’inflation rendue aux Français ! Et la commission présidée par Guy Canivet va voir, maintenant, comment réformer la loi Galland de façon pragmatique. Quant aux autres priorités – sécurité, justice et défense –, qui font l’objet de lois de programmation, elles doivent être respectées. La seule question est celle de la nature de l’effort demandé. Je ne peux accorder de l’argent qui n’existe pas !

La Défense devra contribuer ?

Sur les deux dernières années, ses crédits d’investissement ont augmenté de 20 % et ceux de fonctionnement de 12 %, ce sont des bonnes décisions car nos armées en avaient besoin. Il n’en reste pas moins que les efforts seront partagés. L’idée qu’un budget aussi important que celui de la Défense n’en fasse aucun ne serait pas juste.

Pouvez-vous confirmer que le déficit de la France sera revenu sous les 3 % de PIB 2005 ?

Cet objectif reste le notre nous devons trouver les solutions pour y parvenir.

Comme les privatisations, la suppression des niches fiscales ?

Sur les privatisations, vous comprendrez que je ne puisse pas répondre. Le marché boursier ne facilite pas les choses, même si je suis très heureux du grand succès de l’opération Snecma. J’ai été agréablement surpris par la réponse des particuliers. Sur les niches fiscales, j’attends le rapport que j’ai demandé. S’il doit y avoir des baisses d’impôts, ce sera par recyclage des sommes consacrées à des niches qui ne sont ni justes ni efficaces.

Y aura-t-il de nouvelles mesures de relance à la rentrée ?

Le problème est que l’on n’a pas d’immenses marges de manœuvre. L’une de mes préoccupations majeures est que la politique économique soit comprise comme étant au service de tous les Français y compris de ceux qui ont si peu que eux, moins que les autres, ne peuvent se permettre de voir dilapider le fruit de leurs efforts. Si je passe mon temps sur le terrain, c’est pour cela. Je ne veux pas être caricaturé dans un rôle qui n’est pas une fatalité pour un ministre des Finances. Je n’ai pas vocation à faire seulement partie du club des grands argentiers du monde. Ce n’est pas ma conception. Je suis gardien de l’argent des Français.

Cela vous pousse-t-il à vous tenir à distance du Medef ?

Non. Je n’ai ni à être trop proche ni trop éloigné du patronat. J’essaye d’être un partenaire loyal, attentif et exigeant des chefs d’entreprise. Je rappelle que ce sont eux qui créent des emplois. Rien que pour cela ils doivent être respectés.

Le ministre des Affaires sociales, Jean-Louis Borloo est-il assuré d’avoir le financement de son plan de cohésion sociale ?

Nous verrons lorsque son projet avancera. C’est une priorité. Mais ce n’est pas qu’une affaire de crédits. Je voudrais faire observer que sur les dix dernières années, le coût budgétaire des dispositifs de soutien à l’emploi a augmenté de 75 %, tandis que le nombre de chômeurs n’a pas diminué. Rien n’est plus important que la définition de ce que doit être une politique sociale. Pour moi, c’est la reconnaissance du droit, pour chacun de nos compatriotes, y compris les plus faibles, à faire vivre leur famille du fruit de leur travail. La question n’est pas de créer de nouvelles allocations, mais de nouveaux emplois. Je me battrai pour faire partager cette conviction. Nous n’avons pas besoin de davantage d’allocations mais de plus d’emplois !

Qu’allez- vous faire sur les 35 heures ?

Sur ce sujet, il faut être cohérent. Si l’on considère que c’est une bonne chose, on les défend. Si l’on pense, comme moi, qu’elles ont créé des effets pervers considérables, on en tire les conséquences. Les 35 heures ont enlevé de la souplesse aux entreprises, malgré l’annualisation ; elles ont affaibli la valeur travail qui est à mes yeux une notion essentielle : le travail n’est pas une aliénation, c’est une émancipation. Enfin les 35 heures font peser un coût exorbitant sur nos finances publiques. La France consacrera bientôt 16 milliards d’euros par an à empêcher les gens de travailler ; nous sommes le seul pays au monde à être confronté à une telle situation. Imaginez ce que nous pourrions faire avec cette somme pour la recherche, les services publics ou les équipements… Pour sortir de cette situation, on n’a pas besoin de revenir sur la question théologique de la durée du travail. Il faut simplement reconnaître que celui qui veut travailler plus pour gagner davantage doit pouvoir le faire.

Les organisations patronales craignent que l’État reprenne une partie des aides qui leur ont permis de supporter le poids des 35 heures…

On ne peut à la fois demander des allègements d’impôts et se satisfaire de dépenses en hausse. L’État est dans une situation financière qui ne lui permet plus de supporter des dépenses qui ont été mises de façon inconsidérée à sa charge. Le Premier ministre a fixé un calendrier pour entamer une discussion sur les 35 heures. Elle va démarrer en septembre. Nous verrons ce qu’il conviendra de faire.

L’enveloppe consacrée aux 35 heures pourrait- elle être entamée dès le prochain budget ?

Vous connaissez ma position. Il n’y pas de tabou, Ce ne peut être qu’une discussion d’ensemble car il ne saurait être question d’aggraver le coût du travail.

On a parfois du mal à cerner votre politique. Vous êtes libéral sur les 35 heures, interventionniste sur les dossiers industriels, à la limite du dirigisme avec la grande distribution …

Vous pouvez difficilement me taxer de dirigiste alors que j’essaie de sortir les consommateurs du carcan de certaines lois ! S’agissant des champions nationaux, j’aurais été très heureux que Siemens prenne une part du capital d’Alstom pour faire un grand champion européen. Mais il souhaitait uniquement reprendre les activités profitables et laisser à l’État celles qui sont déficitaires. Sur l’affaire Sanofi- Aventis, vous ne trouverez aucune déclaration publique de ma part, mais je ne trouve pas anormal que le ministre des finances intervienne quand deux industriels français du même secteur d’activité n’arrivent pas à se parler. Et sur les délocalisations, il me paraît juste que l’État subordonne les aides qu’il accorde aux entreprises à des engagements de bonne conduite et exige leur remboursement en cas de non respect de ces engagements. Les Français se demandent si la politique sert encore à quelque chose. Je veux leur montrer que la croissance molle, le chômage élevé, les délocalisations ne sont pas une fatalité. Je crois au volontarisme, je cherche de façon pragmatique la solution que l’on peut retenir tout de suite pour améliorer les choses. Cette solution n’est jamais univoque parce qu’aucun problème ne ressemble à un autre. Si je devais prendre un modèle, ce serait Alan Greenspan, il est à la tête de la Federal Reserve depuis plus de vingt ans, il a toujours agi avec pragmatisme et humilité. Cela devrait faire réfléchir un certain nombre de nos idéologues qui n’ont pas ses résultats. L’économie moderne requiert de la souplesse, de l’audace, du volontarisme et de la rapidité d’exécution Il y a toujours une petite porte à pousser quand on veut faire bouger les choses.

Au fond, comment vous définissez-vous ?

Je n’ai pas le temps de me définir. Je suis ministre des finances pour agir, pas pour commenter le dernier débat d’idées à la mode.

Sur Alstom, pourquoi avoir rejeté la solution Areva ?

Je suis profondément européen. Bruxelles n’aurait pas accepté cette solution. J’ajoute qu’il est très difficile de réaliser une fusion lorsque l’un des deux partenaires n’est pas volontaire. Or les dirigeants d’Areva ne l’était pas.

Les Européens ont réussi à se mettre d’accord ce week-end sur une Constitution pour l’Union élargie. Les pays membres sont désormais 25 : est-ce que cela change quelque chose dans votre vision de l’Europe ?

Oui, sans aucun doute. Je crois à l’axe franco-allemand, à son importance et au rôle essentiel qu’il revêt, ne serait-ce que pour éviter que se reproduisent les drames et les guerres du siècle dernier. J’ajoute qu’il n’est pas absurde que les deux premières puissances de cet ensemble aient un dialogue privilégié. Mais je pense que ce dialogue ne doit pas être exclusif. Vivre à vingt-cinq, c’est très différent de ce qu’était la Communauté européenne des Six ou des Neuf. En réalité, il y a aujourd’hui en Europe six pays – la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, l’Espagne, l’Italie et la Pologne – qui comptent approximativement entre 40 et 80 millions d’habitants chacun, qui ont et auront les mêmes problèmes à gérer. Je pense que, à l’avenir, ces six pays-là devront davantage travailler ensemble, et cela sans exclure aucun autre.

Est-ce que les travaux du sommet européen de Bruxelles ont permis de faire avancer suffisamment le projet de gouvernement économique de l’Union ?

Ce qui est étrange, c’est que nous sommes douze pays à avoir une monnaie unique, un marché unique et une banque centrale unique. Mais il n’y a pas de gouvernement économique unique. Je propose donc que nous anticipions dès maintenant l’application de la réforme de la Constitution européenne, et que, de la même manière qu’il y aura un Président du conseil des ministres élu pour deux ans et demi, nous nous dotions d’un Président de l’Eurogroupe qui soit élu pour deux ans et demi. Quant à la répartition des pouvoirs, je pense que c’est l’Eurogroupe et non pas l’Ecofin qui doit décider qui entre dans le club et qui doit prononcer les sanctions en cas de manquement aux règles du Pacte. C’est l’Eurogroupe qui doit être l’embryon d’un gouvernement économique européen. D’ailleurs, le débat ne doit pas se résumer à la règle des 3 % de déficits publics par rapport au PIB. Je pense qu’on est trop laxiste en haut de cycle et trop rigoureux en bas de cycle.

Où en est votre réflexion sur la présidence de l’UMP ?

Je ne dirai rien tant qu’Alain Juppé n’aura pas confirmé son départ. Je n’ai pas l’habitude d’être candidat à des responsabilités qui ne sont pas disponibles.

Vos proches affirment pourtant que votre décision est prise…

Disons que je peux avoir quelques idées…

La perspective de devoir quitter le gouvernement ne vous arrête pas ?

Je ne peux imaginer qu’il y ait eu en la matière deux poids et deux mesures et si règle il y a, celle-ci doit s’appliquer à tous. Sinon cela serait contraire à l’idée que je me fais de la justice et de l’équité.

Quand certains chiraquiens disent que votre élection à la tête de l’UMP ne serait pas conforme à l’esprit des institutions parce qu’il faut à ce poste quelqu’un qui ne se démarque pas du président de la République, que répondez vous ?

Rien. A ce jeu, on pourrait aussi inventer une règle du type : “ on ne peut pas avoir à la tête de l’UMP un candidat dont le prénom est Nicolas ”.